Non à l’automatisation des métiers de l’art – 2

Le STAA continue sa réflexion critique au sujet de l’automatisation du travail des artistes-auteurices en analysant la place prise par les algorithmes génératifs dans le monde des arts graphiques et le quotidien des artistes graphiques. Notre position sur le transcodage machinique, simulacre de traduction humaine, qui initiait cette réflexion est constituante de cette analyse et donne à entendre des arguments qui ne seront pas forcément répétés ici. Ces tribunes ne sont pas tant des analyses exhaustives que des points de vue situés depuis la pratique artistique et les premières briques d’une réflexion que nous espérons rapidement devenir collective sur les algorithmes génératifs, l’esprit de la machine dont ils sont issus et les conséquences mortifères de son déploiement.

2 – Les arts graphiques

Se révolter contre le système, douter de la valeur morale ou tenter de s’en dégager signifiait désobéir aux dieux de la puissance. Ces dieux sont encore parmi nous, à peine masqués.
Lewis Mumford, Le mythe de la Machine.

Depuis le début de l’année 2022 de nombreuses entreprises proposent au public la « création » machinique d’illustrations, de dessins ou de peintures sur internet, portée par des « intelligences artificielles » comme Midjourney, Dall-E et Stable Diffusion. À partir d’une simple description ou brief, appelé prompt, les « intelligences artificielles » génèrent entre 4 et 9 illustrations, souvent en moins d’une minute. Les illustrations peuvent ensuite être « retravaillées » et « redéveloppées » par la machine suivant diverses indications. Nous reviendrons plus loin sur l’ensemble de ces termes mis entre guillemets, qui sont inappropriés pour décrire les opérations de l’algorithme génératif.

Ainsi un « travail » qui prendrait des dizaines d’heures à un·e illustrateur·rice expérimenté·e ne prend ici que quelques secondes pour un résultat qui, à quelques détails près, peut très bien rivaliser avec le travail d’artistes professionnel·les.

Là où certain·es ne voient qu’une innocente et inéluctable avancée technologique, une partie de la communauté artistique a décidé de s’opposer à toutes les « créations » machiniques d’illustrations.  En fait de progrès, il ne s’agit que de la réduction du « progrès » à la dimension innovative en soi et pour soi, phénomène de réduction qui est le propre de la pensée machinique.

Le STAA s’inscrit dans cette démarche de rejet des « créations » machiniques, car au-delà des débats stériles sur la valeur d’une œuvre d’art, sur le progrès technologique inéluctable ou encore sur les besoins des petit·es créateur·ices de ne pas avoir à payer d’artistes pour leurs couvertures de livres auto-édités, il se présente à nous une lutte dont nous ne pouvons que nous emparer : comme les luddites avant nous, nous voyons notre travail et notre expertise réduits à peau de chagrin, nous nous voyons transformé·es en extensions de la machine, nos œuvres réduites au statut de matière première régurgitable à volonté. Tout cela au profit de quelques entreprises constituantes du système capitaliste dans lequel il est de plus en plus difficile de subsister. 

1 – La pensée machinique à l’œuvre dans la langue et dans nos esprits

Dans cet article il ne sera question ni de « créations », ni de « productions », ni « d’illustrations » machiniques, ni même d’« intelligence artificielle » car ce vocabulaire humanise les machines et machinise les humains.

L’un des combats les plus importants à mener contre l’invasion algorithmique, contre l’automatisation de nos existences et contre la réduction de notre marge de manœuvre d’êtres humains pensant et agissant en dehors de l’espace capitaliste, est celui du langage. Nous devons nous réapproprier la richesse historique et le renouvellement permanent des langues humaines qui ne cessent d’être réduites à l’état de langage de recouvrement binaire de l’expérience du monde. Le modèle de pensée faisant du langage mathématique un modèle de description absolu, totalitaire, prétendument en mesure de recouvrir et reproduire par le calcul toutes les formes d’apparition de la vie, a engendré de la même manière la métaphore computationnelle qui fait du cerveau l’équivalent d’un circuit électrique reproductible et de la mémoire un espace de stockage. Cette métaphore trouve sa matérialisation la plus aboutie dans les prétendues intelligences artificielles. Leurs apologistes emploient des termes de notre langue quotidienne, définissant des actes humains inscrits dans une histoire, pour décrire des fonctionnalités, des opérations, des calculs effectués par une machine. Dès lors, ces termes de notre quotidien deviennent habités, hantés par la logique mathématique. Ces termes sont ainsi aliénés, comme celles et ceux qui les emploient pour décrire deux réalités qui sont antagoniques, la vie et le calcul d’une machine.

Accepter de parler « d’intelligence », artificielle ou non, pour décrire des algorithmes qui n’ont aucune autonomie, conscience ou expérience du monde empêche toute réflexion et toute critique. Associer le mot intelligence à la machine dans sa forme computationnelle crée non seulement la confusion dans l’esprit de celles et ceux qui l’emploient mais déforme la langue et détourne sa puissance symbolique. Construite et transmise par des humains pour des humains pour décrire une expérience toujours à la fois universelle et singulière, la langue devient un langage de description fonctionnelle des rapports et des actes humains et fait des êtres humains des êtres calculables[1].

Cependant de la même manière qu’un algorithme génératif ne traduit pas un texte d’une langue vers une autre, mais effectue un transcodage à partir de modélisations statistiques de langues naturelles réduites à l’état de données, un algorithme génératif ne produit pas d’image, ne crée pas d’illustration, mais calcule et opère ce que nous appelons une contraction algorithmique ou machinique, à défaut de pouvoir trouver un terme plus approprié. La réduction algorithmique des œuvres artistiques à de simples données mathématiques fait disparaître dans cette opération même ce qui en constitue l’essence, c’est-à-dire ce qui se trouve à la croisée entre une expérience singulière humaine (apprentissage, lectures, désirs, affinités, relations, etc.) et un espace-temps social où s’est tissée cette expérience. Dès lors la capacité d’abstraction et d’imagination[2] d’un·e artiste n’est en rien égale à l’opération de calcul et de contraction de l’algorithme. Il n’y a pas de « création » par « intelligence artificielle », il n’y a que des algorithmes synthétisant des images réduites à des suites de 0 et de 1. Nous parlerons donc de contractions machiniques pour les images calculées par les machines.

 

L’algorithme ne crée pas.

2. Le progrès technologique comme apanage du capitalisme

Les machines seraient là pour nous sauver. Dans un monde au-delà du capitalisme, l’idéal serait de ne plus travailler, remplacé·es par des machines. C’est un doux rêve qu’une élite cultive[3] mais qui semble à l’évidence oublier que le progrès technologique, réduit à sa seule dimension d’innovation et déconnecté de sa portée écologique et sociale à grande échelle, est inextricable du système capitaliste. Qui semble oublier que notre imaginaire lui-même est tellement imbriqué dans le système qu’il est difficile de concevoir un monde en dehors. En réalité, il ne s’agit pas tant d’un rêve que d’une forme de pensée et de croyance dont les manifestations (computationnelle, langagière ou plus globalement extractiviste et productiviste) ne cessent d’imbriquer plus profondément notre imagination et notre capacité d’agir dans ce système fermé sur lui-même. Les nombreuses déconvenues n’ont pas suffi à faire disparaître l’utopie chimérique d’une émancipation par des technologies destinées à travailler tandis que les humains batifoleraient et créeraient, libres de toute contrainte, sous la haute surveillance de machines pleines d’amour et de grâce[4]. Jamais n’a été aussi étroite notre marge de manœuvre, humain·es précarisé·es et contrôlé·es, devant ce que Georg Lukács dépeignait dès les années 1920 en parlant de l’histoire du capitalisme comme l’expansion d’une forme de rationalisation basée uniquement sur des critères quantitatifs. Le capitalisme a sans doute aujourd’hui atteint une nouvelle forme, dans laquelle « le principe de la mécanisation et de la possibilité rationnelle de tout calculer doit embrasser l’ensemble des formes d’apparition de la vie[5]. »

Chaque innovation, chaque nouvelle technologie est majoritairement conçue, développée et utilisée pour renforcer l’asymétrie du système capitaliste et rendre les riches plus riches et les pauvres plus pauvres. La contraction algorithmique ou machinique, faussement appelée « création d’image par l’intelligence artificielle », n’en est qu’un exemple car si les algorithmes génératifs sont les produits d’entreprises capitalistes souvent uniquement dédiées à leurs développements, nos clients, entreprises, maisons d’éditions, nos diffuseurs n’attendaient que leur arrivée pour transformer les artistes en simples opérateurs·ices (c’est-à-dire pour leur demander de peindre, dessiner, colorier, reprendre le travail des contractions machiniques) et les payer moins cher, prétextant que leur travail se fait désormais plus vite. Or corriger une contraction machinique ne prend pas moins d’heures de travail que de dessiner, peindre, modéliser une œuvre. Ces diffuseurs technophiles par pur intérêt financier prétextent que le travail est déjà fait par la machine, là où partir d’une contraction machinique demande souvent aux artistes de tout recommencer. Les artistes et illustrateur·ices, pour la plupart déjà dans des situations précaires, ont vu en un instant leur métier et leur savoir-faire qualifiés d’obsolètes alors que l’intégralité des données traitées par la machine provient de ce savoir-faire. Qui a besoin d’artistes quand on peut générer toutes leurs créations par ordinateur en donnant pour seule instruction quelques mots d’un prompt ? Celles et ceux que l’on nommait jusqu’alors artistes sont dès lors réduits à l’état de correcteur·ices de la machine, d’extensions de la machine, de matière première de la machine. Et cela concerne exclusivement une poignée d’artistes pouvant encore tirer leur subsistance de cette seule activité de correction.

Les autres doivent traverser la rue pour trouver une autre source de revenus ou rejoindre les cohortes de travailleur·euses à la micro-tâche qui constituent la main d’œuvre exploitée dans l’ombre de la manifestation algorithmique de la mégamachine [6]décrite par Lewis Mumford, à l’instar des pyramides ou des cathédrales d’autres temps. Sans ce digital labor[7] invisibilisé, payé une misère et jetable à tout instant, contrôlable à tout instant, les dites « Intelligences Artificielles » s’effondrent. 

L’algorithme n’est pas automatique, il est assisté par les humain·es. Il ne sert pas les artistes, il les asservit plus encore. 

3. Linsatiable voracité de la machine

Jusqu’à aujourd’hui, la bataille contre les contractions machiniques s’est principalement articulée autour de la question des droits d’auteurs. Nous avons déjà soulevé la question succinctement dans le texte sur l’automatisation de la traduction. Une fois relégué-es au rang de correcteur·ices machiniques, qui est l’auteur·ice d’une contraction machinique ? Qui en est responsable ? Le STAA ne partage pas l’idée selon laquelle le renforcement des droits d’auteur permettrait de cadrer ou de limiter l’utilisation des algorithmes génératifs car leur avènement n’est pas seulement une atteinte à la propriété intellectuelle, loin de là. Par ailleurs la rémunération en droits d’auteur fait de ces dernier·es des rentier·es (uniquement rémunérés sur la cession de l’exploitation de leur création intellectuelle) et ne permet qu’à une infime partie d’entre elles·eux de vivre décemment de leur travail. Cependant nous ne pouvons aborder le sujet de la contraction machinique sans évoquer ce qui a révolté les artistes en premier lieu : l’intégration par les machines de la quasi-totalité des œuvres visuelles disponibles sur internet. Pour fonctionner, les algorithmes génératifs reposent sur le minage et l’extraction d’une quantité phénoménale de matière première. Pour reprendre Robert Mercer, l’un des premiers chercheurs et développeurs en « intelligence artificielle » (et milliardaire), lorsqu’il évoque ses travaux pour IBM en 1985 « Plus il y a de données, mieux c’est[8] ». Il s’agit ici de millions voire de milliards de créations artistiques, stockées dans des bases de données publiques ou privées et permettant à l’algorithme d’apprendre ou plus exactement de réduire ces créations à des données codifiables.

Les artistes illustrateur·ices qui jusque-là postaient librement leurs œuvres sur internet, non seulement en raison de la nécessité de trouver des contrats, des clients et des projets mais également pour le plaisir de partager leur art, se sont aperçus que ce qui permettait aux nouveaux algorithmes génératifs de réaliser des contractions d’une qualité pouvant tromper le regard humain, était qu’elles se reposaient fortement sur tout le catalogue des créations humaines rassemblées en ligne. De très nombreux·ses artistes ont retrouvé leurs œuvres intégralement stockées dans des bases de données d’algorithmes génératifs sans leur consentement. Pire, certain·es artistes se sont rendus compte que leurs noms étaient utilisés comme mots-clefs dans les prompts pour signifier à la machine de plagier leur style. Ce qui pour l’algorithme équivaut à prédire statistiquement une distribution d’éléments disparates dans un ordre cohérent au regard de la catégorisation des données (leurs créations devenues des suites de 0 et de 1) associées à leur nom. Comment justifier que l’on utilise un outil qui ratisse si large, piochant sur internet sans discrimination, calculant et contractant quelque chose qui n’est qu’un amalgame (itérable indéfiniment) de toutes les œuvres présentes dans sa base de données ? Et comment les artistes pourront-ils continuer à partager leurs œuvres librement sur internet en sachant pertinemment qu’elles ne feront que contribuer à construire et solidifier la pseudo-qualité esthétique des simulacres que sont les contractions machiniques, tout cela sans contrepartie financière ?

Comme le rappelle Kate Crawford, cette logique de minage et d’extraction des œuvres, de soustraction de ces œuvres à leurs créateur·ices et de contraction machinique, s’inscrit dans la continuité d’autres formes de minage, d’extraction, de soustraction et de contraction nécessaires au déploiement immatériel de la mégamachine algorithmique mais qui ont des conséquences délétères dans le monde matériel :

  • Celle « qui façonne le rapport à la terre », faisant de la planète une gigantesque base de données exploitable à volonté[9] et asséchant des territoires entiers pour l’appropriation d’un seul minerai.
  • Celle « qui façonne le rapport à la main d’œuvre humaine », transformant les populations locales de terres riches en minerais en esclaves.

Les algorithmes qui produisent des contractions machiniques ne sont pas directement engagés dans le monde mais leurs commanditaires, à leur manière problématique, le sont. Ces entreprises capitalistes n’entretiennent que des rapports d’exploitation et d’expropriation qui altèrent le présent et détruisent le futur. Le tout sous couvert du mythe nauséabond du progrès technologique qui fait des ravages depuis quelques siècles en projetant ses pseudos ancrages au-delà des limites bien réelles de la planète.

L’algorithme génératif n’est pas une technologie propre[10].

4.  Le mépris du système capitaliste pour un travail lent mais fructueux

Le développement de ces algorithmes censés « produire de l’art » n’est pas anodin et incarne la démarche capitaliste de mépris envers le travail des artistes. Le travail artistique se fait en plusieurs temps et avant toute illustration finie, il y a d’abord un ou des croquis, des recherches, des études et un aller-retour avec les clients/diffuseurs/producteurs pour prendre en compte diverses critiques, sans compter le temps entre chaque commande durant lequel l’artiste s’entraîne, démarche, construit un imaginaire ou encore veille à ses réseaux. Remplacer les artistes par des machines c’est outrepasser ce travail qui peut être long mais qui est nécessaire. C’est l’idée capitaliste que prendre son temps pour créer, pour imaginer, pour se construire en tant qu’artiste, c’est une perte sèche d’argent, car seul compte le rendement et que tout travailleur·euse doit viser à tout faire plus vite, à savoir ce qui sera fait avant même d’avoir commencé.

« Le temps c’est de l’argent » c’est la maxime néolibérale qui souhaiterait voir les humain·es devenir des machines, toujours plus rapides. Pourtant il n’y a pas de créations sans ce travail long, parfois laborieux, qui consiste en l’acquisition et la promotion d’un ensemble de compétences. Le statut d’artiste-auteur·ice en lui-même est déjà bien précaire : il n’y a pas de chômage, pas de congés payés, pas de droit de grève, tout est à la charge de l’artiste. Lorsque l’on voit les machines sortir des contractions en l’espace de quelques dizaines de secondes, ce que l’on comprend en tant qu’artiste c’est qu’aux yeux de nos clients/diffuseurs/producteurs, seul compte d’obtenir un résultat et tout travail préliminaire, toute démarche créative, toute pensée artistique, tout le temps passé à perfectionner son travail, tout cela est superflu, inutile. 

Produire des œuvres visuelles c’est à la fois nourrir et témoigner de notre relation au monde. C’est un travail qui implique de s’engager dans une relation avec ce que l’on représente ou traduit. C’est un devenir commun qui nous engage, nous les êtres humains parmi d’autres vivants. C’est une responsabilité et c’est pourquoi la création ex-nihilo n’existe pas. Produire une représentation implique d’être engagées avec d’autres dans le monde.

La logique de génération d’image par algorithme est à la fois une négation silencieuse de la place de la pensée dans la production d’image et une insulte à toutes celles et ceux qui ont consacré du temps à apprendre, réfléchir et expérimenter dans ce domaine.

Au-delà du regard qui est porté sur notre travail, le recours aux algorithmes génératifs est une appropriation de notre travail, un vol : il s’agit de l’appropriation du résultat d’un travail sans en rémunérer le produit final dérivé (par la machine) et sans en supporter les coûts de production (coût de la vie pendant les recherches et la création). Or ce dernier point n’est pas propre aux algorithmes mais il est rendu possible parce que c’est déjà la règle mise en œuvre par nos diffuseurs.

Le recours à l’algorithme génératif par nos diffuseurs est la manifestation la plus aboutie d’un principe fondamental de l’industrie culturelle : l’exploitation sans reconnaissance du travail des artistes et le vol en bande organisée de leurs créations.

5. Un business à l’éthique douteuse

a. L’uniformisation des contractions machiniques


Parce que les machines ne doivent donner qu’une réponse à chaque question, il s’opère obligatoirement une réduction des représentations possibles. Le risque d’uniformisation est évident : chaque machine calcule par défaut une image dans un style très défini à moins que ne lui soit signifié d’adopter un autre style, par exemple en intégrant un nom d’artiste ou en ajoutant un ou plusieurs adjectifs au prompt. De plus notre société colonialiste, raciste, (hétéro)sexiste, validiste, classiste et grossophobe produit des biais algorithmiques. En effet, si l’on demande à la machine de contracter un personnage, très souvent la représentation sera féminine et iel sera blanc, mince, conventionnellement attirant et ce parce qu’historiquement on dessine plus de femmes que d’hommes, dans une démarche objectivant le corps féminin. Ainsi, les représentations de personnes non-blanches ou non-valides deviennent des déviations par rapport à la norme de représentation, déviations qu’il faut signifier dans le prompt. Il y a beaucoup de choses à dire sur les raisons de ces biais algorithmiques qui proviennent de nos propres biais oppressifs mais ce qu’il faut en retenir c’est que la machine crée des normes de représentations biaisées, sexistes, racistes, classistes et grossophobes et que ces biais n’iront qu’en s’aggravant. Parce que la machine nourrit la machine, les années à venir verront une uniformisation des contractions machiniques se nourrissant des normes visuelles des personnes qui entrent les prompts. Et là où l’on peut se placer en tant que critique des créations humaines et demander une meilleure représentation par les artistes, les machines quant à elles répondent à une soi-disant « neutralité » machinique, qui n’est rien d’autre que la réitération et l’accentuation des biais pré-existant. Autrement dit, c’est l’un des éléments d’une stratégie de domination qui consiste à présenter comme neutre le point de vue dominant. Alice Coffin, par exemple, dénonce le procédé appliqué au journalisme : « Invoquer la neutralité dans une rédaction, c’est d’abord affirmer que certains peuvent écrire sur tout quand d’autres ont des biais. C’est établir un privilège. En territoire journalistique, il est particulièrement puissant. C’est le pouvoir de raconter toutes les histoires. D’être celui qui peut tout voir, tout lire, tout dire, qui n’est jamais biaisé puisqu’il n’existe pas, puisqu’il est neutre, évanescent. [11]» Dans le registre scientifique Donna Haraway avait épinglé le problème dès 1988 à travers cette question : « With whose blood were my eyes crafted[12] ? »

b. Droit à l’image et pornographie

C’est loin d’être le seul problème éthique posé par les contractions machiniques. Ainsi, les machines piochent allègrement dans les archives d’internet ou dans des bases de données privées de données récoltées publiquement sans le consentement de quiconque : des photographies privées ou médicales ont déjà de nombreuses fois été intégrées à leurs bases de données. De plus, rien n’empêche les machines de générer des deep fakes à caractère pornographique, voire pédopornographiques, à part les quelques maigres limitations que les entreprises qui les produisent sont bien peu enclines à mettre en place. Ces limitations ne sont là que pour éviter une mauvaise publicité pour les entreprises qui développent les algorithmes génératifs et qui souhaitent avant toute chose paraître propres sur elles et professionnelles mais certaines entreprises moins scrupuleuses n’hésiteront pas à se lancer dans le filon. On parle ici d’un avenir où une simple photo diffusée sur internet suffirait à produire des photographies et vidéos à caractère pornographique d’une personne sans son consentement. C’est le partage sur internet dans son ensemble qui est remis en question, là où il existe déjà de nombreux questionnements sur la reconnaissance faciale et la surveillance électronique gouvernementale ou privée, c’est une nouvelle couche d’éthique questionnable qui s’ajoute à l’innovation sans bornes. C’est aussi le risque de voir le revenge porn ou le partage en ligne d’images à caractère pornographique d’une personne pour se venger d’elle, prendre une toute nouvelle dimension. Les tenants et les aboutissants éthiques de cette nouvelle technologie sont encore vagues et nullement encadrée par la loi. Nous pensons qu’elle ne devrait tout simplement pas exister et qu’à défaut d’empêcher son existence, il faut que la communauté artistique et plus largement que l’ensemble de la société la rejette.

La neutralité des algorithmes est un mythe au même titre que la capacité de cadrer éthiquement leur développement et leurs contractions

Nous refusons :

– De voir nos savoir-faire réduits à de simples données quantifiables

– Que nos œuvres servent de matière première à ces algorithmes

– De voir nos métiers se transformer en opérateur·ices ou correcteur·ices de ces machines

– Qu’un champ entier de la production artistique devienne une industrie standardisée reposant sur du travail précaire et non qualifié

– De voir transformer une minorité d’entre nous en « conservatoires » de savoir-faire zombifiés pour la seule jouissance patrimoniale de quelques nostalgiques privilégiés 

Nous appelons à :

– Boycotter les diffuseurs, entreprises et maisons d’édition qui ont recours à ces algorithmes et participent en toute conscience à la précarisation de nos métiers

– Rappeler que la pensée, l’expérience et le geste humains sont les éléments centraux de la création artistique

– Engager une réflexion collective sur les dévoiements du langage des capitalistes techno-béats et comment les contrer.


[1] « Is building a thinking machine possible at all ? I have never really understood this question. Of course, it is possible. Why shouldn’t it? Anybody who thinks it’s impossible must believe something like the existence of extra-natural entities, transcendental realities, black magic, or similar. He/she must have failed to digest the ABC’s of naturalism: we humans are natural creatures of a natural world. It is not hard to build a thinking machine : suffice few minutes of a boy and a girl, and then a few months of the girl letting things happen. That we haven’t found other more technological manners yet, is accidental. If the right combination of chemicals can perform thinking and feeling emotions, and it does—the proof being ourselves —then sure there should be many other analogous mechanisms for doing the same.» Carlo Revelli (physicien théoricien et philosophe des sciences), John Brockman (dir.) What to Think About Machines That Think : Today’s Leading Thinkers on the Age of Machine Intelligence, Harper Perennial, Edge Question Series, 2015.

[2] « Phantasy is always experiential, and meaningful: and, if the person is not dissociated from it, relational in a valid way », R. D. Laing, The Politics of Experience and The Bird of Paradise, 1984. Nous nous réapproprions ici la définition de l’imagination donnée par Ronald D. Laing comme d’une forme d’expérience relationnelle.

[3] Voir entre autres courants, l’accélérationnisme et les autres théories revisitées par Mark Fisher dans Désirs postcapitalistes, Audimat, 2022. On peut citer également comme exemple de la pensée de l’usage bénéfique à l’être humain des nouvelles technologies le collectif onestla.tech https://onestla.tech/

[4] Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique : De la contre-culture à la cyberculture, C&F Éditions, 2013.

[5] Joseph Gabel, La fausse conscience et autres textes sur l’idéologie, David Frank Allen et Patrick Marcolini (Préface), L’Echappée, 2023, p.14.

[6] « L’intelligence artificielle est un autre type de mégamachine, un ensemble d’approches technologiques dépendant d’infrastructures industrielles, des chaînes d’approvisionnement et de travail humain qui s’étendent tout autour du globe mais qui sont maintenue dans l’ombre. » Kate Crawford, Contre-atlas de l’intelligence artificielle, Essai traduit de l’anglais (Australie) par Laurent Bury, Zulma, 2022, p.64

[7] Antonio A. Casilli, En attendant les robots, Enquête sur le travail du clic, Paris, Éditions du Seuil, Coll. La couleur des idées, 2019 ; Mary L. Gray et Siddharth Suri, Ghost Work : How to Stop Silicon Valley from Building a New Global Underclass, ‎ Houghton Mifflin Harcourt, 2019.

[8] Kate Crawford, Contre-atlas de l’IA, Chap.3 : Les données (une brève histoire de la demande de données), Zulma, 2022.

[9] « Les minéraux sont la colonne vertébrale de l’IA, mais le sang qui irrigue ses veines reste l’énergie électrique », Kate Crawford, Contre-atlas de l’IA, Chap.1 : La terre (Le mythe de la tech propre), Zulma, 2022

[10] Kate Crawford parle du mythe de l’IA propre, faisant référence aux cleantech, la terminologie utilisée par les fonds d’investissements américains pour désigner des technologies qui auraient une valeur ajoutée environnementale (cf, https://fr.wikipedia.org/wiki/Cleantech). Kate Crawford, Contre-atlas de l’IA, 2022. 

[11] Alice Coffin, Le Génie Lesbien, Grasset, 2020

[12] « Avec le sang de qui mes yeux ont-ils été façonnés ? », Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais, chapitre 2 : Savoirs situés : question de la science dans le féminisme et privilège de la perspective partielle, traduit par Denis Petit, Exils, 2019 (1988), p.121.


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